Diminuer l’écart entre innovation technologique et innovation sociale
L’innovation technologique progresse à une vitesse fulgurante, révolutionnant nos vies avec des outils d’intelligence artificielle, des avancées médicales, ou encore des solutions pour la transition énergétique. Pourtant, cette course effrénée à la technologie met souvent de côté une dimension essentielle : l’innovation sociale, qui cherche à penser la transformation des usages et des structures en fonction de ces innovations technologiques.
Une fois l’innovation technologique réalisée, plusieurs étapes se suivent : tout d’abord une phase d’interdit (l’arbalète a par exemple été interdite en Chine durant un siècle après sa découverte), puis vient l’adhésion sans réserve (aujourd’hui, qui remettrait en cause l’accès à Internet et l’existence des moteurs de recherche ?), ensuite vient la régulation nécessaire des usages.
Ces trois étapes s’entremêlent bien sur, mais dans cette époque de révolution technologique sans précédent, il est difficile de déterminer des étapes claires et d’éviter les écueils fondamentaux de chaque phases. L’usage sans régulation en est un (les modes de communications violents sur les réseaux sociaux ou la confiance aveugle en l’IA par exemple). L’écueil le plus important étant l’écart de consommation et de répartition de ces nouveaux usages, ainsi que leur impact sur le lien social que le différentiel d’usage induit.
Cet écart croissant entre ces l’innovation sociale et technologique soulève une question cruciale : à quoi sert une technologie de pointe si elle ne s’inscrit pas dans une réflexion sur le mieux-être social ? En d’autre terme, n’allons nous pas trop vite technologiquement, au regard du rythme des évolutions sociales et individuelles. Les sociétés humaines sont longues à transformer, la machine beaucoup moins : peut-on et veut-on encore accélérer ? La notion de décroissance dans l’innovation ne se pose-t-elle pas ?
L’innovation technologique : une trajectoire dominante
L’innovation technologique bénéficie d’un prestige et d’un soutien institutionnel bien supérieurs à ceux de l’innovation sociale. Selon Freeman (1995), les économies modernes sont orientées par une « culture de la technologie » qui valorise l’efficacité et la productivité au détriment des valeurs sociales et environnementales. Les politiques publiques tendent à financer massivement les start-ups technologiques (on parle de technologies disruptives) ou les projets industriels ( à fort pouvoir de transformation des usages), laissant les initiatives sociales dans une marginalité structurelle (Mulgan, 2006). On finance les efforts technologiques, mais pas les efforts pour inscrire ces innovations dans une réflexion sociale. Le facteur humain est volontairement exclu des considérations technologiques, du moins lorsqu’il s’agit de les financer…
Le résultat ? Des technologies souvent adoptées avant même que leurs usages ne soient réfléchis. Les réseaux sociaux en sont un exemple frappant : conçus comme des outils de connexion, ils ont également exacerbé des problèmes tels que la désinformation ou la solitude, faute d’une réflexion sur leurs impacts sociaux (Turkle, Alone Together, 2011).
L’innovation sociale : une dimension sous-évaluée
L’innovation sociale, définie par Howaldt et Schwarz (2010) comme la capacité à « réorganiser les pratiques sociales pour mieux répondre aux besoins humains », reste perçue comme secondaire. Pourtant, elle est essentielle pour intégrer les technologies dans des structures qui répondent aux défis sociaux contemporains. Par exemple, les initiatives de microcrédit (Yunus, 1999) ou les systèmes d’économie circulaire montrent comment des innovations sociales peuvent réorienter les usages technologiques vers un impact positif.
Malgré son potentiel, l’innovation sociale est dévalorisée par des logiques de marché qui privilégient les profits immédiats. Comme l’affirment Moulaert et MacCallum (2019), cette marginalisation résulte d’une « myopie systémique » qui empêche les décideurs de voir la contribution des initiatives sociales à long terme.
Un modèle déséquilibré : deshumanisation et fracture sociale
Le déséquilibre entre ces deux types d’innovations a des conséquences directes sur la société. D’un côté, l’hyperconnexion technologique alimente des inégalités d’accès et de compétences, renforçant la fracture numérique (Van Dijk, 2020). De l’autre, le manque d’accompagnement social des innovations engendre une désaffection vis-à-vis des institutions et des outils modernes.
Par exemple, les applications d’intelligence artificielle dans les ressources humaines promettent une gestion optimisée des talents, mais elles risquent de déshumaniser les processus de recrutement si elles ne sont pas encadrées par des politiques éthiques et sociales. Sans innovation sociale pour questionner ces usages, les évolutions technologiques peuvent aggraver les discriminations existantes (Eubanks, Automating Inequality, 2018). On y est déjà, du moins dans de nombreux corps de métiers.
Réconcilier technologie et société : une nécessité
Réduire l’écart entre innovation technologique et sociale nécessite une approche holistique qui place les usages humains au cœur des développements. Comme le suggère Latour (2005), il est indispensable de « reconfigurer le lien entre acteurs humains et non-humains » pour éviter que les technologies ne se détachent de leur fonction sociale.
Plusieurs pistes émergent pour combler ce fossé :
- La science participative : impliquer les citoyens dans la recherche et le développement technologique.
- Les living labs : espaces de co-création où chercheurs, entreprises et citoyens testent des innovations en conditions réelles (Bergvall-Kåreborn et al., 2009).
- Les politiques publiques hybrides : associer financements technologiques et sociaux dans des projets interdisciplinaires.
Vers une innovation au service de l’humain
L’innovation technologique ne doit pas être une fin en soi, mais un outil au service du progrès humain. L’intégration de l’innovation sociale dans les politiques publiques et les stratégies industrielles est une condition sine qua non pour construire un avenir équilibré et inclusif.
En mobilisant des ressources pour penser les usages sociaux dès la conception des technologies, nous pouvons transformer ces outils en leviers d’émancipation plutôt qu’en sources de déséquilibres. Car, comme le souligne Mulgan (2006), « une société innovante est celle qui ne se contente pas de produire des technologies, mais qui les inscrit dans des relations humaines renouvelées ».
Mais aujourd’hui, proposer de ralentir « l’innovation » reste trop subversif et impossible à questionner dans les champs scientifiques, politiques, industriels et même médiatiques.
Proposons alors : ne cessons pas d’innover, mais innovons mieux. Innover pour innover, à quoi bon ?
Références
- Bergvall-Kåreborn, B., et al. (2009). « A Milieu for Innovation – Defining Living Labs ». ISPIM Innovation Symposium.
- Eubanks, V. (2018). Automating Inequality: How High-Tech Tools Profile, Police, and Punish the Poor. St. Martin’s Press.
- Freeman, C. (1995). « The ‘National System of Innovation’ in Historical Perspective ». Cambridge Journal of Economics.
- Howaldt, J., & Schwarz, M. (2010). Social Innovation: Concepts, Research Fields and International Trends.
- Latour, B. (2005). Reassembling the Social: An Introduction to Actor-Network-Theory.
- Mulgan, G. (2006). « The Process of Social Innovation ». Innovations: Technology, Governance, Globalization.
- Turkle, S. (2011). Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. Basic Books.
- Van Dijk, J. (2020). The Digital Divide.