Directement inspirées de la pensée foucaldienne autour des « technologies du corps », les technologies du genre indiquent un ensemble de pratiques sociales et discursives qui produisent le sujet comme « genré ». Toutes ces voies que le genre emprunte pour s’exprimer – à savoir le langage, les vêtements, la sexualité, etc. –, régulent tant les représentations collectives que les techniques de production de soi.
Dès lors, elles constituent à la fois un véritable instrument biopolitique qui produit la « différence des sexes » comme le socle des hiérarchies « naturelles », et un levier d’opposition qui appelle à la mise en place de stratégies. Dans la mesure où ces stratégies permettent de saisir des processus plutôt que des masculinités ou féminités statiques, elles favorisent l’analyse des territoires de formation des subjectivités de genre, tout en cartographiant un espace de résistance face aux stéréotypes sexués.
Cette appréhension du genre par ce qui le construit et, de manière concomitante, par ce qui le déséquilibre en permanence inaugure une lecture des trajectoires de la maladie plus dynamique, à l’égard des masculinités et des féminités négociées, mises à l’épreuve par l’expérience cancéreuse (Meidani et Alessandrin, 2017, 2018). Tel que nous l’envisageons dans cet article, le genre ne se résume donc pas à des rapports de pouvoir, mais renvoie à des équilibres singuliers, à des « bricolages » identitaires que des maladies spécifiques mettent en jeu. Si ceci n’évince pas les inégalités qui traversent les rapports sociaux entre hommes et femmes, cette appréhension du genre aborde un aspect plus relationnel du concept (Théry, 2016).
Toutefois, l’analyse de l’expérience cancéreuse à travers ces deux concepts – identité et technologies du genre –, ne va pas de soi et pose la question de leur opérationnalisation. L’identité de genre permet d’appréhender la capacité du malade de se réaliser à travers telle ou telle activité – domestique, sexuelle, professionnelle, de loisirs, etc. –, sans rompre totalement avec cet homme ou cette femme d’autrefois. Conçues comme support identitaire, ces activités sont normées et éminemment sexuées, mais aussi soumises au changement.
Dans un rapport circulaire entre maintien de soi et mutation, les technologies du genre viennent simultanément parfaire et/ou défaire les habitudes sexuées, permettant d’éclairer ces dimensions de soi que les malades souhaitent préserver et celles qu’ils consentent à changer. En effet, la plupart du temps, les traitements engendrent une restriction des capacités physiques, des douleurs itératives et/ou de la fatigue chronique (Eaker et al., 2011), obligeant le malade à repenser ses activités, son rapport au corps, à soi et à l’autre, selon la redéfinition de l’horizon du possible qui se dit dans ce que le malade est encore en mesure d’entreprendre ou est amené à réajuster, parfois même à abandonner.
Quand ces ajustements incarnent encore une possibilité de prise sur la maladie, le genre intervient comme une ressource. La logique profane côtoie ici la crainte de la rechute (Bell, 2010), modifiant le rapport au temps pour ces survivants (Muzzin et al., 1994). Il n’est pas étonnant donc que le genre paramètre cette entreprise du « guérir », toutes relations et activités sociales étant conditionnées par ces corps sexués (Mock, 1998).
Pour appréhender l’articulation entre expérience cancéreuse et genre, il parait donc essentiel d’introduire la question des inégalités sociales.
Au terme de l’analyse, l’étude de cette articulation cancer/genre permet de dégager deux pistes interprétatives distinctes. Elles se déclinent différemment selon, d’un côté, le travail du malade – c’est-à-dire ses activités quotidiennes et les logiques sous-jacentes qui supportent son identité et ce qu’elles impliquent en termes de changement ; et, de l’autre, les interactions soignant·e·s/soigné·e·s. Chacune de ces deux pistes est conditionnée par l’ordre du genre simultanément conçu comme injonctif, c’est-à-dire soumis à des principes de reproduction, mais également comme dynamique, autrement dit toujours susceptible d’étonner (Alessandrin et Esteve-Bellebeau, 2014).
Si l’adhésion à des modèles de genre peu ou prou stéréotypés peut être tenue pour pathogène, elle peut aussi apparaitre comme un levier précieux d’adaptation face aux modifications induites par l’expérience cancéreuse. Quant aux relations de soins – qui découlent en partie des protocoles de prise en charge, des caractéristiques cliniques, de différentes phases de la trajectoire de la maladie : prédiagnostic, prise en charge, rémission et temporalités induites par les traitements –, elles sont dictées par des configurations de genre spécifiques qui se retranscrivent dans les consultations observées. Ces dernières oscillent entre reproduction normative et ajustements de genre situés.