En sciences comme dans d’autres domaines, l’idée d’une information scientifique pure, brute, semblable à une équation mathématique, est une illusion. Lorsque nous communiquons une information, nous ne faisons jamais que la « travailler ». L’information scientifique, bien qu’elle soit rigoureuse, est toujours humanisée et adaptée pour être comprise par le public. Ainsi, communiquer revient à sélectionner, simplifier, et parfois interpréter des données complexes. Cela introduit nécessairement une part de subjectivité.
Le langage n’est pas neutre. En vulgarisant une découverte scientifique, en traduisant des données brutes en mots, images ou récits accessibles, on influence la manière dont elle sera perçue et comprise. Le simple fait de choisir un ton, un support, ou un exemple, c’est déjà orienter le message. On ne transmet jamais directement la science elle-même, mais une version adaptée, contextualisée, et donc influencée par des choix humains.
Diffuser et façonner l’information : c’est toujours une manipulation…
Une fois la matière scientifique collectée, il s’agit de la façonner pour la présenter et la transmettre à un public cible, qui est autre que celui ayant réalisé la recherche. L’objet qui va être transmis au public cible est réalisé par le communicant.
Qu’il soit chercheur ou professionnel de la médiation scientifique, il nous sera impossible d’échapper à la subjectivité du rendu final. Une interview, par exemple, est montée : c’est un produit hautement transformé, qui peut d’ailleurs être manipulé aisément. Le rendu final d’une interview montée est un discours à deux voix, interviewé et monteur.
La part du monteur est fondamentale, dans la mesure où, à travers le montage, il peut orienter l’information, la tronquer, voire la rendre contraire au propos récolté. Comme le dit très bien Bourdieu :
« L’interview, en tant que forme de communication, est toujours une construction narrative influencée par l’artiste, qui sélectionne et interprète les informations à partager. Ce processus de médiation implique une manipulation inévitable des données, où l’artiste façonne activement la perception publique de son œuvre et de lui-même. » (Bourdieu, P. (1996). On Television. New Press.)
Dans cet objet manipulé, que l’on peut qualifier d’objet d’art, “l’artiste” utilise des outils techniques (outils de montage par exemple, dessins, images d’illustrations durant l’interview, etc.), qui déterminent le discours véhiculé. Par exemple, en mettant en œuvre une bande dessinée, le style de dessin choisi, la tonalité des couleurs, le degré de finition, etc., vont impacter le discours. C’est également vrai pour des supports qui peuvent sembler plus objectifs (montage vidéo, site internet, brochure, etc.).
Enfin, tout comme pour la collecte d’information, la question de l’interaction est présente. L’objet d’art créé à partir de la recherche, subjectif, est finalement transmis à son public. Là encore, il est “transformé” par celui qui regarde.
« Une œuvre d’art n’existe pas indépendamment du regard qui la contemple. Elle n’est pas seulement perçue, mais elle est transformée par celui qui la regarde, chaque regard apportant une nouvelle interprétation, une nouvelle signification à l’œuvre. Ainsi, l’expérience esthétique est une rencontre dynamique entre l’œuvre, le regardeur et le contexte dans lequel cette rencontre a lieu. » (Berger, J. (1972). Ways of Seeing. P.)
En définitive, le parcours de l’objet de valorisation de la recherche scientifique est semé d’étapes transformatrices :
- La matière brute est transformée par le regard porté sur elle.
- Une fois collectée, elle est à nouveau transformée par le communicant ou l’artiste.
- L’objet artistique (car subjectif) final est enfin transformé par celui qui le regarde.
Cette transformation est technique, visuelle, verbale, structurelle, mais elle est aussi et surtout : émotionnelle, sensitive, charnelle… artistique.
Nous citerons ici une expérience lors d’un projet de valorisation de la recherche sur la prématurité et la gestion émotionnelle des proches et des personnels soignants au sein d’un hôpital. Pour mener à bien ce projet, des interviews de professionnels ont été menées. Une psychologue a notamment été interviewée. Son discours verbal indiquait le besoin de réaliser des suivis au sein de l’équipe de soin et témoignait de la qualité du suivi psychologique des professionnels du service. Le discours verbal témoigne ici d’un service fonctionnel.
Mais dans son discours non verbal, de nombreux signaux transparaissent et entrent en contradiction avec le discours verbal : elle a l’air fatiguée, cernée, a du mal à trouver les mots. En “off”, peu après l’interview, elle témoigne du suivi efficace des familles, mais de l’absence de suivi de ceux qui les assistent : les psychologues du service ! En réalisant le montage de l’interview, il faut faire des choix : cacher le non verbal contradictoire (en mettant par exemple des images d’illustration pour cacher ces nuances émotionnelles, en coupant les vides dans la prise de parole, etc.) ou au contraire montrer ces éléments de communication non verbale pour témoigner de ce qui a été dit en “off” (montrer les hésitations, zoomer sur le visage, accentuer les éléments non verbaux).
Nous voyons clairement ici que les choix artistiques du traitement de l’information réalisé impactent la démarche de valorisation scientifique en sciences sociales… et manipule toujours le spectateur.