La médiation scientifique : entre accessibilité et complexité
La vulgarisation scientifique, définie comme les moyens et techniques mises en œuvre pour rendre accessibles au plus grand nombre les connaissances issues de la recherche, semble a priori un objectif social et nécessaire dans une société démocratique. C’est d’autant plus vrai que les techniques et pratiques, sociales ou technologiques, évoluent à une telle vitesse qu’elles creusent des fossés dans nos « performances » quotidiennes (Vie professionnelles avec l’IA, vie sociales, mieux vivre, etc…). Cependant, cette démarche soulève plusieurs paradoxes, qui font appel à la recherche de plusieurs « équilibres » : elle cherche à simplifier sans trahir, à inclure sans exclure, et à éduquer sans infantiliser. Ces tensions reflètent des enjeux profonds sur la place de la science dans la société contemporaine.
Le terme « médiation scientifique » s’impose aujourd’hui comme une alternative nécessaire à « vulgarisation scientifique ». Ce dernier, issu du latin vulgaris signifiant « commun » ou « ordinaire », véhicule une connotation problématique : il sous-entend que ceux à qui s’adresse la science seraient « vulgaires » ou incapables d’accéder à un savoir complexe sans une simplification excessive. La médiation, en revanche, met l’accent sur l’échange et le dialogue, valorisant la rencontre entre le savoir scientifique et le public comme un processus mutuellement enrichissant.
Cependant, même la médiation scientifique souffre parfois d’une asymétrie dans sa mise en œuvre. Trop souvent, elle reste unidirectionnelle : les médiateurs transmettent les savoirs, mais les publics sont rarement invités à les questionner, les compléter ou à contribuer à leur élaboration. Cette approche limite les possibilités de dialogue et de co-construction, pourtant essentielles pour une véritable appropriation des connaissances.
John Durant, dans Science and the Public (1999), plaide pour une « science dialogique », où les citoyens ne se contentent pas de recevoir les savoirs, mais participent activement à leur construction. Les initiatives de sciences participatives, comme les citizen science projects, illustrent cette vision. Ces projets engagent les publics dans des activités concrètes, telles que la collecte de données ou l’élaboration d’hypothèses. Bien que prometteuses, ces expériences restent encore marginales et exigent des efforts considérables de coordination et d’organisation.
Pour dépasser ces limites, il est pertinent de s’inspirer de pratiques collaboratives historiques, comme la disputatio pratiquée dans les universités médiévales. Cette méthode rassemblait enseignants, étudiants et experts autour de débats structurés pour résoudre collectivement des problèmes complexes. Aujourd’hui, les outils numériques offrent la possibilité de réinventer ce modèle. En créant des espaces numériques collaboratifs, il devient possible de réunir chercheurs, médiateurs et citoyens dans une dynamique d’échange horizontal. Ces espaces permettent une co-construction véritable, où les savoirs scientifiques deviennent accessibles, enrichis et transformés par les contributions de chacun.
Ainsi, la médiation scientifique, débarrassée des limites d’une vision descendante, peut devenir un outil puissant pour réconcilier science et société tout en renforçant le rôle actif des citoyens dans la production des savoirs.
Médiation scientifique : Simplifier sans Déformer
La médiation scientifique vise à faire lien entre ceux qui construisent la science et ceux qui cherchent à mieux l’appréhender. Cette dynamique repose sur une tension fondamentale : comment transmettre des concepts complexes sans les dénaturer ? Comme l’a noté le philosophe Michel Serres, « simplifier est nécessaire pour transmettre, mais trop simplifier, c’est risquer de déformer le contenu original » (La Communication, 1992). Ce paradoxe est au cœur de la critique selon laquelle la vulgarisation, en cherchant à rendre les connaissances accessibles, peut compromettre leur rigueur scientifique.
Un exemple bien documenté est celui de la vulgarisation des théories physiques modernes. Des concepts comme la relativité générale ou la mécanique quantique sont souvent traduits en métaphores ou analogies, comme l’idée d’un « tissu de l’espace-temps » pour décrire la gravité. Or, ces simplifications, bien qu’efficaces sur le plan pédagogique, ne rendent pas compte de la complexité mathématique et des implications conceptuelles de ces théories. Selon Jean-Marc Lévy-Leblond, « la vulgarisation tend à privilégier les effets de fascination sur la transmission des méthodes scientifiques » (La Science en mal de culture, 1996).
Quel équilibre ? Inclure sans exclure
La médiation est souvent présentée comme un outil démocratique visant à réduire les inégalités d’accès au savoir. Pourtant, des études empiriques, comme celle de Tichenor, Donohue et Olien (1970), ont montré que la diffusion des savoirs scientifiques tend à renforcer les disparités préexistantes, un phénomène connu sous le nom de knowledge gap hypothesis. Cette théorie stipule que les individus ayant un capital culturel et éducatif élevé bénéficient davantage de la vulgarisation scientifique que ceux issus de milieux moins favorisés.
Par exemple, la consommation de contenus scientifiques via des plateformes comme YouTube ou des conférences TED attire principalement un public déjà sensibilisé à ces questions. Ainsi, loin de réduire les écarts, la vulgarisation peut parfois renforcer l’entre-soi intellectuel. Comme l’ont souligné Bucchi et Trench dans Science Communication Research (2014), « la vulgarisation actuelle s’adresse trop souvent à un public acquis, laissant de côté ceux qui auraient le plus à en bénéficier ».
Troisième équilibre : éduquer sans infantiliser
Un autre dilemme majeur réside dans la manière dont la vulgarisation cherche à rendre le savoir attractif. Pour capter l’attention, les vulgarisateurs recourent souvent à des formats divertissants, comme les vidéos humoristiques ou les bandes dessinées. Cependant, cette approche peut donner une image biaisée de la science, la réduisant à des anecdotes ou des faits spectaculaires. Comme l’a observé Dominique Brossard, spécialiste en communication scientifique, « la recherche scientifique est rarement linéaire ou sensationnelle, mais la vulgarisation tend à gommer ces aspects pour séduire » (Public Understanding of Science, 2009).
Ce paradoxe est particulièrement visible dans les débats autour de la vulgarisation des sciences climatiques. Les campagnes de sensibilisation simplifient souvent les données complexes sur le changement climatique pour susciter l’émotion et l’action. Bien que cela soit efficace à court terme, cette stratégie risque de créer une désillusion lorsque les solutions apparaissent plus compliquées qu’annoncé, un phénomène documenté par O’Neill et Hulme dans Climate Change Communication (2009).
Chez Trois Petits Points, nous défendons l’idée d’une médiation scientifique à plusieurs étages, les formats ne s’excluant pas les uns les autres : une recherche doit être vulgarisée plusieurs fois, et doit posséder plusieurs grilles de lecture correspondant à plusieurs publics cibles. Une lecture à deux niveaux pour les bande-dessinées notamment, est souvent réalisable.
Quand la science conteste l’utilité de la médiation
La médiation scientifique est parfois perçue par les scientifiques comme une tâche annexe, moins prestigieuse que la recherche elle-même. Cette vision a été critiquée par des sociologues des sciences comme Bruno Latour, qui soutient que « la science se construit aussi dans son dialogue avec la société » (La science en action, 1987). En obligeant les chercheurs à reformuler leurs idées dans un langage clair, la vulgarisation joue un rôle crucial dans la clarification des concepts et l’émergence de nouvelles perspectives.
Malgré cela, la reconnaissance institutionnelle de ces activités reste faible. Une étude menée par Joubert et Guenther (2017) sur les attitudes des scientifiques envers la vulgarisation a révélé que seulement 20 % des chercheurs considèrent cette tâche comme centrale à leur métier, tandis que la majorité la voit comme un luxe réservé aux moments de disponibilité.
On pourrait tout à fait imaginer une science que personne ne comprend, à la manière dont elle est décrite chez Isaac Asimov dans « Fondation ». Une « science-magie », qui diffuse des usages et des pratiques, sans que la population qui l’utilise ne voit les étapes qui mènent à ces usages. Mais dans le roman en question, les dérives de cette « science-magie » sont magnifiquement explicités : tyrannie, désinformation, construction de « classes sachantes », etc : si nul ne sait d’où viennent les usages de la science, nul ne peut se l’approprier, nul ne peut la « contredire ».
Il s’agit donc pour éviter que la science ne devienne magie de valoriser la valorisation !
Équilibre des savoirs : pour une nouvelle disputatio
Enfin, la vulgarisation aspire à établir un pont entre science et société, mais elle reste souvent unidirectionnelle. Le public est invité à comprendre les savoirs, mais rarement à les questionner ou à contribuer à leur élaboration. Cette asymétrie a été critiquée par les défenseurs d’une approche participative, comme John Durant, qui prône une « science dialogique » où les citoyens jouent un rôle actif dans la production de savoirs (Science and the Public, 1999).
Des expériences comme les citizen science projects (projets de science participative) montrent qu’il est possible de dépasser ce paradoxe en impliquant les publics dans la collecte de données ou l’élaboration d’hypothèses. Cependant, ces initiatives restent marginales et nécessitent des efforts considérables de coordination.
C’est la raison pour laquelle chez Trois Petits Points, nous mettons en place une application de co-construction horizontale, inspirée de la « disputatio ». Cette pratique du moyen-age instaurée dans les universités pourrait être remise au goût du jour grâce à des pratiques numériques. AU XIIème siècle, dans les universités de renom, se pratiquait la disputatio : experts, professeurs, médiateurs et apprenants, sont invités à travailler collectivement sur la résolution de problèmes scientifiques, de manière horizontale et participative. L’application sur laquelle nous travaillons actuellement permet de construire un espace numérique vertical, dans lequel les trois catégories d’acteurs co-construisent des problématiques et des arguments de manière égalitaire.
Une pratique à double sens
La médiation scientifique est traversée de paradoxes qui reflètent des tensions inhérentes à son objectif : rendre la science universelle tout en respectant sa complexité. Si ces paradoxes soulignent ses limites, ils ne diminuent en rien son importance dans une société confrontée à des défis globaux. Au contraire, ils invitent à repenser ses méthodes, en intégrant des approches plus inclusives et participatives.
Comme l’a résumé Alan Irwin dans Citizen Science: A Study of People, Expertise, and Sustainable Development (1995), « la science ne peut se contenter de parler ; elle doit apprendre à écouter ». Dans cette perspective, la médiation n’est pas seulement un outil de transmission, mais une opportunité de réinventer les relations entre savoir et société.
Il ne s’agit donc pas seulement de construire des outils de médiation scientifiques linéaires, qui vont de la science vers la société, mais de penser ensemble des outils qui permettent de suivre le chemin inverse : de la société… vers la science !
Sources Citables :
- Tichenor, P. J., Donohue, G. A., & Olien, C. N. (1970). Mass Media Flow and Differential Growth in Knowledge. Public Opinion Quarterly.
- Bucchi, M., & Trench, B. (2014). Science Communication Research. London: Routledge.
- Latour, B. (1987). Science in Action. Harvard University Press.
- Joubert, M., & Guenther, L. (2017). Attitudes Toward Science Communication Among Scientists. Science Communication.
- Irwin, A. (1995). Citizen Science: A Study of People, Expertise, and Sustainable Development. Routledge.
- Jurdant Baudouin, Enjeux et paradoxes de la vulgarisation scientifique, 1996