L’émergence d’un nouveau champ hybride : l’alliance entre l’art et la science
Dans les dernières décennies, un phénomène intellectuel et créatif a pris de l’ampleur : l’alliance de l’art et de la science, qui donne naissance à un domaine en pleine expansion que certains appellent ArtScience (Todd Silver, “Breaking the mind barrier” (1990)). Ce champ émergent suscite à la fois l’enthousiasme et les interrogations, avec le potentiel fascinant de croiser des frontières disciplinaires trop souvent considérées comme distinctes, voire opposées. Pourtant, les contours de cette alliance demeurent flous, parfois mal définis, suscitant autant d’espoirs que de doutes. En observant de plus près l’évolution de ces collaborations, il devient évident qu’elles ne sont ni simplement interdisciplinaires ni un simple mariage de convenance entre deux domaines. Ce qui se dessine est bien plus qu’une somme de leurs parties : une nouvelle manière d’aborder la connaissance, la créativité et la pratique artistique.
Un champ en construction : l’ArtScience à la croisée des disciplines
L’essai d’Eric Kluitenberg, Locating ArtScience, explore les dynamiques complexes à l’œuvre dans ce nouveau champ. Il note que l’intérêt pour l’ArtScience est en plein essor à travers le monde, et de nombreux projets communs émergent, que ce soit venant d’institutionsscientifiques ou d’artistes. Toutefois, ce mouvement souffre encore d’une absence de consensus sur ce qu’est exactement l’ArtScience et sur ses frontières méthodologiques. Kluitenberg exprime cette ambivalence en soulignant que « l’ArtScience en tant que champ émergent est simultanément sursignifié et sous-définie. » C’est-a-dire, dans l’ensemble, que le concept est sur-exploité mais que ses fondements sont encore indéfinis. Cette double réalité, entre l’excitation de nouvelles découvertes et la difficulté à circonscrire un cadre clair, génère des attentes parfois irréalisables.
Le risque : que l’ArtScience devienne victime de son propre succès, saturée par un excès de productions qui n’exploitent qu’à demi son potentiel. On pense aux projets scientifiques illustrés par des projets artistiques, aux projets artistiques qui utilisent des outils scientifiques pour produire des contenus strictement artistiques. Rien de nouveau sous le soleil, finalement ? Il y a donc un surplus d’attentes, qui, s’il n’est pas comblé, pourrait provoquer une perte d’intérêt, voire un désengagement à long terme des acteurs impliqués. En somme, si l’ArtScience promet une richesse nouvelle de compréhension et de création, il reste crucial de définir ses modalités pour en assurer la pérennité et la crédibilité.
L’ArtScience : plus qu’une simple collaboration interdisciplinaire
Une des distinctions fondamentales proposées par Kluitenberg est l’idée que l’ArtScience ne doit pas être perçue comme une simple collaboration « interdisciplinaire » ou « croisée » entre deux domaines. Au lieu de cela, elle se situe à l’intersection des disciplines, donnant lieu à des pratiques inédites. Ce n’est pas simplement la combinaison de deux savoir-faire différents ; c’est une fusion qui engendre de nouvelles formes de méthodologie et d’exploration.
Dans une collaboration interdisciplinaire traditionnelle, les chercheurs en sciences et les créateurs artistiques travaillent ensemble, mais souvent chacun reste dans sa zone de confort disciplinaire. L’objectif commun est parfois atteint, mais les domaines restent fondamentalement intacts. L’approche intersectionnelle, défendue par Kluitenberg, rompt avec cette logique. L’art et la science sont appelés à se transformer mutuellement, engendrant des processus de pensée et des pratiques qui ne peuvent exister au sein d’une seule discipline.
Kluitenberg explique cette nuance ainsi : « L’ArtScience devrait être conceptualisée de manière plus ambitieuse comme une nouvelle pratique hybride avec ses propres préoccupations méthodologiques. » Dans cette perspective, ni l’art ni la science ne sont au service de l’autre ; ils créent ensemble un espace où les règles traditionnelles sont réinventées. L’art ne se contente plus d’illustrer la science et la science ne se limite plus à rationaliser l’art : ils se réinventent mutuellement dans un dialogue itératif.
Les collaborations entre art et science : une intelligence collective
Cette approche trouve un écho dans un article de Nature intitulé « Art–science alliances must benefit both sides ». L’éditorial met en lumière l’importance d’un échange de « fonctions » entre artistes et scientifiques pour que ces collaborations soient véritablement fructueuses : il faut que l’artiste partage le but du scientifique et que le scientifique partage le but de l’artiste. Un sondage mené par Nature montre qu’un nombre croissant de scientifiques et d’artistes – environ 40 % des répondants – s’engagent dans des projets communs, mais ne serait-ce pas souvent par utilitarisme, afin d’utiliser les compétences réciproques des uns et des autres sans chercher à en développer de nouvelles ?
Il est donc impératif d’éviter que l’une des disciplines ne soit instrumentalisée au profit de l’autre, et vice et versa. Cette vision rejoint celle de Kluitenberg : il ne s’agit pas simplement de faire coexister deux approches, mais de créer un véritable échange créatif où chacune des disciplines enrichit et transforme l’autre.
Un potentiel immense pour des changements sociétaux concrets
Les collaborations entre art et science ne sont pas qu’une simple curiosité intellectuelle. Elles ont le potentiel d’apporter des solutions concrètes à des défis contemporains majeurs, notamment en sciences sociales, ou encore en analyse des datas. Dans un contexte où la société est confrontée à des crises écologiques, technologiques et sociales sans précédent, ces projets peuvent offrir de nouvelles perspectives et susciter des changements sociétaux profonds.
L’un des aspects les plus fascinants de l’ArtScience est sa capacité à aborder des questions qui échappent souvent aux approches disciplinaires classiques. Par exemple, l’art peut aider à rendre visibles des processus scientifiques complexes, tandis que la science peut fournir une rigueur méthodologique qui pousse l’art à explorer des territoires inconnus. Cette capacité à l’innovation réside dans l’essence même de l’ArtScience, qui offre un espace pour dépasser les limites disciplinaires conventionnelles.
Pour Kluitenberg, il est clair que l’ArtScience peut « préempter un scénario de surchauffe et de déflation » en identifiant ses caractéristiques les plus pertinentes et en comprenant ce qui est véritablement important dans ces pratiques… et cela ne peut se faire que par la mise en place de projets réellement libérés des contraintes économiques, soit, selon nous, dans les écoles d’art ?
En fin de compte, si la véritable valeur de l’ArtScience ne réside pas dans sa capacité à générer des œuvres et des projets ayant un impact sur la société, cette puissance d’action pourrait être un bénéfice collatéral fondamental dans son développement. Lors de nos travaux sur la plateforme https://troispetitspoints.org, nous avons souvent eu à allier art et sciences dans le but de valoriser des recherches en sciences sociales. Pour autant, il nous est encore difficile de faire émerger de ces projets de nouvelles formes d’Artscience, en raison des contraintes liées aux dépendances esthétiques des organismes financiers (Laboratoires, institutions comme le CNRS, l’insert, etc…). Sur certains projets (le projet couleur, notamment (explication des couleurs en animation, sans utilisation de la voix off, pour la Cité des Sciences)), il nous a semblé pouvoir esquisser un travail dans la direction de ce nouveau champs disciplinaire.
Un vaste domaine vierge de tout explorateur
L’émergence de l’ArtScience ouvre un champ des possibles qui semble presque illimité. Avec des initiatives globales, des projets de recherche innovants et des artistes-scientifiques en pleine effervescence, il est probable que ce champ continuera à évoluer rapidement. Toutefois, son succès dépendra de la capacité de ses acteurs, artistes et scientifiques, à sortir des chemins balisés de leurs champs disciplinaires. Nous croyons en la capacité des écoles d’art à initier ce mouvement.