Intelligence artificielle et art sont-ils compatibles ?

L’IA pourrait-elle devenir un outil clé favorisant la créativité ? Au contraire, va-t-elle prendre la place occupée par les artistes et de ce fait, entraver une créativité qui ne saurait être pensée que comme le produit des compétences humaines ? Ces questions, qui touchent à des questions philosophiques et économiques semble réunir depuis des extrémités lointaines des conceptions de l’art et de l’humain absolument opposées. Certains artistes sont fermement opposés à l’utilisation de l’IA pour la génération d’images, jugeant que « l’IA n’a pas d’âme », d’autres au contraire y trouvent un terrain de jeu épanouissant. L’IA suscite donc un débat profond et houleux au sein de nos équipes ! 

On ouvre le débat !

On vous laisse deviner lequel est fait en utilisant l’IA, été lequel par notre dessinateur Jérémie Camus !

IA et Art : une question philosophique

La question posée par ce débat pourrait être formulée ainsi : la créativité artistique humaine repose-t-elle sur l’intelligence, ou sur une dimension inaccessible, que l’intelligence artificielle ne pourrait imiter. Ce débat, vieux de plusieurs milliers d’années, est remis au goût du jour par l’intelligence artificielle.

Créativité et intelligence
Certains philosophes, comme Aristote, relient la création artistique à une forme d’intelligence, définie comme la capacité de reconnaître des formes et de les reproduire ou les réinventer dans une œuvre. Cette vision soutient que l’art est une extension des capacités cognitives humaines, comme la mémoire, l’imagination et l’intellect. Ici, la créativité n’est que la capacité à reproduire, à s’inspirer de, et non la capacité à créer ex nihilo. Dans cette perspective, une IA pourrait simuler la création artistique, car elle excelle à analyser des modèles, à combiner des styles et à produire des œuvres nouvelles.

L’art au-delà de l’intelligence
Cependant, d’autres pensent que l’art va bien au-delà de l’intelligence rationnelle. L’écrivain Rainer Maria Rilke, dans ses Lettres à un jeune poète, parle de la création artistique comme issue d’une « nécessité intérieure », une force qui dépasse la pensée logique. Pour ces penseurs, l’art est un acte profondément subjectif, ancré dans l’âme, dans l’émotion, ou dans des expériences humaines uniques, qui échappent à toute forme d’intelligence artificielle. La poésie de Rilke est la meilleure ambassadrice de cette théorie, tant elle semble venue d’ailleurs…

Une dimension mystique ou transcendante
Les mystiques et les poètes, comme William Blake, ont souvent relié l’art à une dimension spirituelle ou transcendantale, une source extérieure à l’intelligence humaine. Blake écrivait : « L’imagination n’est pas un état ; elle est l’existence humaine elle-même. » Dans cette optique, l’art ne provient pas d’un traitement rationnel de données, mais au contraire de ce qui est hors-champs à la donnée : d’un accès à un « ailleurs », que ce soit une inspiration divine, une connexion avec l’inconscient collectif, ou un instinct créateur inexplicable.

Les limites de l’IA dans l’art
Bien que l’IA puisse générer des images, de la musique ou des textes impressionnants, elle ne crée pas au sens humain du terme. Son processus repose sur des algorithmes qui analysent des données existantes. John Searle, dans son argument de la Chambre chinoise, illustre bien cette limite : une IA peut produire des œuvres qui semblent créatives, mais elle ne « comprend » pas ce qu’elle fait. Or, l’Art semble dans son histoire, à tort ou à raison, toujours indissociable de son histoire, et donc de son créateur. Pour le moment, l’IA n’en a pas vraiment une à raconter…

Et si l’Art était un peu de tout ça … à la fois ?


Certains penseurs contemporains, comme le philosophe Gilles Deleuze, considèrent que la création artistique émerge d’une zone d’indétermination, où des forces inconscientes et des hasards se rencontrent. L’art serait alors une exploration de ce qui échappe à la rationalité pure. Une IA, bien qu’incapable d’expérience vécue ou d’émotion authentique, ne serait pas tout à fait exclue de cet espace : car elle non plus : elle ne comprend pas ! Autrement dit : si l’art est un espace d’indécision, un espace au delà de la compréhension, alors artiste et IA seraient ici égaux face à leur création, et l’IA, vu sous cet angle, pourrait être considéré comme artiste. On peut également définir l’Art comme la part de nos créations qui émerge lorsque l’on n’y fait pas attention, que l’on perd le contrôle, lorsque l’on s’oublie, lorsque l’égo s’absente, etc… Bref, lorsque l’on est plus ni « humain », ni « intelligent. »


Une autre théorie serait que l’Art est là lorsque je n’y suis plus, mais qu’un autre moi y est. L’art pourrait provenir d’un mélange complexe d’intelligence, d’émotion, d’expérience et d’autres dimensions, spirituelles ou inconscientes. Mais si l’IA puis ailleurs, mais dans un ailleurs qui est en moi, alors l’IA peut bien imiter des formes et produire des œuvres fascinantes, elle ne semble pas en mesure de se connecter à cette « zone d’inaccessibilité » où l’humain puise sa créativité. Marcel Proust disait : « L’œuvre d’art est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. » C’est donc ça qu’il manquerait à nos IA pour prétendre au rang d’artiste : des habitudes, et des vices …

IA et Artistes : Un changement de paradigme

Si l’IA inquiète tant les artistes, c’est peut-être aussi parce qu’elle remet en cause leur statut social et économique. Pourtant, l’intelligence artificielle pourrait-elle au contraire annoncer l’avènement d’une ère où l’artiste gagnera en valeur sociale et professionnelle ? En dépit des idées reçues, il est possible que ce soit le cas. D’ici vingt ans, une personne sans connaissance artistique pourra-t-elle créer en quelques clics des visuels d’une qualité indiscutable, qu’il s’agisse d’images ou de vidéos ? Ce bouleversement technologique entraînera-t-il une réduction des achats de production artistique, ou au contraire, tout en saturant le marché d’images esthétiquement élaborées, il se peut qu’il en augmente les besoins. Comparé aux images standardisées des banques d’images en ligne, l’IA pourra-t-elle offrir des créations plus complexes ?

La profusion d’œuvres d’Art pourrait éveiller une sensibilité nouvelle chez le public. Le spectateur, exposé à une quantité massive d’images issus de styles très divers, pourrait devenir plus exigeant et réceptif à la qualité intrinsèque des œuvres. Pour se démarquer dans ce contexte, les artistes devront proposer des créations singulières et authentiques : du jamais-vu. Ce que l’IA, justement, ne sais pas tout à fait faire. Au plan économique cependant, le modèle pourrait bien être chamboulé par ces nouveaux outils.

Une Nouvelle Forme de Rémunération pour les Artistes ?

L’évolution du marché artistique pourrait voir émerger de nouveaux modèles de rémunération. Par exemple, les artistes pourraient vendre leurs « styles », et chaque fois qu’une IA utiliserait leur style pour générer une image, ils seraient rémunérés. L’artiste de demain pourrait se concentrer sur la création d’un univers graphique personnel plutôt que sur la production d’œuvres en tant que telle, laissant ainsi l’IA prendre en charge certaines étapes techniques, la reproduction et les variations au sein de l’univers déterminé par l’humain. Or, on peut imaginer que le « développement » plus rapide d’un univers artistique permette à l’artiste de progresser plus rapidement… d’être dans une dynamique artistique plus élaborée…

Paul Cézanne proposait : « il faut persister dans sa vision pour créer un langage visuel propre », idée renforcée par l’idée que la sensibilité humaine reste le cœur de l’innovation artistique, mais que cette sensibilité se développe dans l’essai et la réalisation de tests et d’épreuves concrètes.

En vidéo par exemple, le montage peut être une activité chronophage et fastidieuse. L’automatisation de certaines tâches pourrait permettre de donner plus de temps à une recherche esthétique poussée, allier des budgets à des musiciens et artistes humains pour améliorer le rendu global.

Dans ce cas, non seulement l’IA ne diminuerait pas le marché de la production graphique ou artistique, mais lui donnerait plus de liberté pour se concentrer sur les tâches à plus forte teneur artistique. Un peu comme Michel-Ange, qui emploie des assistants pour peindre La Chapelle Sixtine !

IA et pratiques artistiques traditionnelles

Art et IA peuvent-ils coexister ? Doit-on craindre que l’IA conduise à la disparition des pratiques artistiques non numériques ? Probablement pas. L’apparition de la photographie au XIXe siècle fut perçue comme une menace pour la peinture, mais loin de l’éliminer, elle a permis l’émergence de mouvements artistiques comme l’impressionnisme et le cubisme. Aujourd’hui encore, des peintres continuent de susciter l’intérêt des amateurs d’art contemporain dans le monde entier. Jonathan Jones, critique d’art, soulignait que « les artistes devront toujours se réinventer face aux nouvelles technologies ». De même, on peut imaginer un futur où deux types d’artistes coexisteront : ceux qui utiliseront l’IA et ceux qui s’en abstiendront. Les deux modèles étant viables économiquement à terme.

L’IA : un outil au service des artistes ?

L’IA doit-elle être vue comme un simple outil au service des artistes ? Lorsque les tablettes graphiques et Photoshop ont fait leur apparition, des craintes similaires ont émergé. Pourtant, ces outils ont révolutionné la production graphique sans pour autant éliminer les artistes. Aujourd’hui, l’usage de ces outils est peu utilisé comme argument pour remettre en cause les compétences artistiques de ceux qui les utilisent. Prenons l’exemple de Vermeer et de sa caméra obscura : cet outil lui permettait de reproduire les formes des visages avec une précision quasi photographique, mais cela n’a pas pour autant remplacé son talent. L’idée de se peindre dans le miroir dans le célèbre portrait des Époux Arnolfini, ce n’est pas la caméra obscure qui l’a eue !

Les outils numériques pourraient donc bien enrichir le processus créatif sans remplacer l’humain.

Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini (détail), 1434, huile sur panneau, 82,2x60cm, National Gallery, Londres

Les limites de l’IA

Malgré ses promesses, l’IA a encore des limites importantes. Les visuels générés souffrent souvent d’erreurs grossières, comme des mains mal formées ou des proportions défaillantes. Plus important encore, l’IA ne crée pas d’idées originales; elle se base sur des probabilités issues de bases de données massives. Pour se démarquer dans ce monde d’images générées, les artistes devront continuer à proposer des concepts véritablement originaux.

Comme le disait Céline :

Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style. Le style, dame, tout le monde s’arrête devant, personne n’y vient à ce truc-là. Parce que c’est un boulot très dur. Il consiste à prendre les phrases, je vous le disais, en les sortant de leurs gonds. » »

Art et IA :

Peut-on imaginer qu’un dialogue entre l’artiste et la machine ouvre des portes vers de nouvelles explorations en matière de matières, couleurs, et de lumières ? Il engage un processus créatif hybride, où l’humain guide l’IA, et l’IA stimule l’humain, créant une nouvelle forme d’expression visuelle, inopérable ni par l’homme seul, ni par la machine seule.

L’intelligence artificielle va sans aucun doute bousculer le monde de l’art. Cependant, loin de supprimer l’art traditionnel, elle pourrait permettre de nouvelles formes d’expression et de nouvelles sensibilités chez le public. Comme au temps de la Renaissance, où des innovations techniques ont permis des révolutions artistiques, l’IA pourrait éduquer le public à la valeur de la création humaine et faire de l’art un pilier essentiel de la communication de demain.

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La Dimension Émotionnelle de l’Art et de l’IA

Une dernière perpective intéressante, et non des moindres, concerne la dimension émotionnelle de l’art créé avec l’intelligence artificielle. Les artistes explorent comment l’IA peut non seulement reproduire des styles artistiques mais aussi évoquer des émotions. Des projets récents, comme ceux de Mario Klingemann, utilisent des algorithmes d’apprentissage pour générer des œuvres qui provoquent des réactions émotionnelles chez le spectateur. Cela soulève la question : l’IA peut-elle véritablement comprendre et transmettre des émotions humaines ? Cette interaction invite à réfléchir sur la nature de l’émotion dans la création artistique à l’ère numérique.

Loin d’être en danger, les artistes deviendront peut-être, dans un monde automatisé, les gardiens de la créativité et de l’expression des émotions humaines, des qualités que la machine ne pourra jamais pleinement reproduire.

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